17

 

Au cours de la nuit il rêva de Jonas Stroke. Le vieil homme courait sur la lande, les vêtements déchirés et souillés de boue. Derrière lui, avançant en une ligne parfaite, grondaient les petites autos tamponneuses que David avait pu apercevoir dans son hangar. Cette fois, cependant, elles étaient « nues », dépouillées de toute peinture, et il était facile de se rendre compte qu’elles avaient toutes été coulées dans un métal bleuté aux reflets de chrome. Elles filaient dans les hautes herbes sur les traces du ferrailleur, et leur capot s’ouvrait et se refermait en claquant telle la mâchoire d’un crocodile. Stroke courait en zigzag, à bout de souffle, et les voitures gagnaient peu à peu du terrain.

David se débattait en dormant, le rêve l’horrifiait et il aurait voulu s’éveiller, mais quelque chose le retenait au fond de l’inconscience. La main de Stroke peut-être ? Une main qui le tirait vers le fond comme celle d’un noyé se cramponnant à son sauveteur… et l’entraînant du même coup à sa suite. Le visage du vieux paraissait si proche, si réel, avec ses rides incrustées de boue, les touffes de poil gris qui lui sortaient des narines. David percevait jusqu’à son souffle aigre.

« Non ! gémit-il, laissez-moi, débrouillez-vous tout seul !

— Sale petit lâche, grogna Stroke, tu me laisses tomber, comme tu as laissé tomber ta mère. Donne-moi la main !

— Non ! s’entêta David, vous allez me faire tomber vers vous, vous allez me tirer dans votre rêve. »

Stroke éclata d’un rire démoniaque.

« Il faut bien leur donner quelque chose en pâture ! » dit-il en désignant les voitures qui se rapprochaient dangereusement.

David roula à l’autre bout du lit, les mains croisées sur la poitrine ; maintenant les autos tamponneuses étaient sur Stroke. Elles le heurtaient de leurs pare-chocs, le faisant rebondir d’un capot à un autre, se le réexpédiant comme deux joueurs de tennis se renvoient une balle. D’abord les os du vieux craquèrent avec des bruits sourds, puis, au fur et à mesure que son squelette s’émiettait, les impacts se firent plus mous, plus mouillés, et il n’y eut bientôt plus sur le sol qu’un paquet informe, privé d’armatures, roulant d’un pare-chocs à un autre tel un énorme ballon de chair meurtrie. Une boule de viande modelée et remodelée par les coups, un…

David se réveilla enfin. Il était quatre heures du matin. En s’asseyant dans son lit il sut qu’il ne parviendrait pas à se rendormir. Le rêve l’avait laissé pantelant, le visage trempé de larmes. Il alluma toutes les lumières et se contraignit à feuilleter un vieil illustré, mais le bruit de la viande heurtant le fer lui emplissait les oreilles.

Il quitta le collège dès le lendemain matin, en sortant du réfectoire, alors que les élèves piétinaient au long des couloirs, l’œil éteint, la mâchoire pendante, le visage alourdi par la passivité bovine des bêtes qu’on mène à l’abattoir. Il fit un saut de côté, se dégagea du troupeau et gagna le préau. Personne ne le rappela à l’ordre. Il était devenu invisible. Il se glissa dans la remise, récupéra le vieux vélo qu’il utilisait pour ses escapades et remonta l’allée en direction de la grille, sans même chercher à se cacher. Alors qu’il pesait sur les pédales, il éprouva une véritable sensation d’arrachement, comme si quelque chose le ramenait en arrière, une sorte de colle ou de gelée caoutchouteuse qui constituait tout autour de la pension un champ de forces dont il était à peu près impossible de s’extraire. Il lutta, les dents serrées. La roue avant du vélo tremblait sur le gravier, et il crut qu’il allait perdre l’équilibre. Le ventre noué, il parvint enfin à se glisser dans la brèche du mur d’enceinte. Dès qu’il fut sur la route le champ de forces s’affaiblit et il put rouler normalement. Il prit aussitôt la direction de Triviana et fila à travers la lande.

Il était inquiet. Son instinct détectait une aura de menace sur la lande, un piège, peut-être une embuscade… en tout cas quelque chose qu’on avait préparé à son intention. Les images du rêve l’assaillirent et il inspira profondément pour les chasser de son esprit. En même temps, il maudit son imprudence. Pourquoi être passé par le parc d’attractions alors qu’il aurait pu suivre la plage à marée basse ? Il haussa les épaules. La plage ne présentait guère un chemin plus sûr, Jonas n’y avait-il pas découvert des poissons d’acier ? À cette seconde, un raclement en provenance des hautes herbes lui fit tourner la tête, et il vit une masse qui filait au ras du sol en fauchant les ajoncs. Cela se déplaçait extraordinairement vite, avec une violence de bulldozer qui se soucie fort peu des obstacles. Des pierres volaient en tous sens et la boue giclait avec un bruit spongieux tandis que la chose creusait une tranchée dans la prairie. David freina brutalement et faillit perdre l’équilibre. La masse s’immobilisa aussitôt, et il put deviner, sous la couche de glaise et d’herbe broyée, les contours d’une petite auto tamponneuse. L’une des petites voitures de manège qu’il avait aperçues jadis dans le hangar de Jonas Stroke. Cabossé, plus sale qu’un char d’assaut en pleine manœuvre, le véhicule de foire se tenait aux aguets dans les hautes herbes, le capot à demi engagé sur la route, comme un rhinocéros hésitant à charger. David affermit sa position sur la selle et chercha du regard une issue par où s’échapper. Il n’en eut pas le temps, déjà d’autres voitures tamponneuses arrivaient, pareillement souillées, l’encerclant. Elles progressaient avec une rare violence, labourant le sol et broyant les cailloux. Toutes s’arrêtèrent à trois mètres du garçon, comme si elles n’avaient pas l’intention de l’écraser, mais plutôt de le rabattre vers quelque chose ou quelqu’un. David appuya sur les pédales, tournant le guidon vers Triviana. Aussitôt les autos boueuses se précipitèrent dans sa direction, lui fermant le passage. S’il voulait avancer, il ne restait plus que le chemin de la lande. Il comprit qu’il n’échapperait pas à son sort. Il savait déjà que son rêve de la nuit allait s’avérer affreusement réel, et que dans quelques minutes il découvrirait le cadavre de Jonas Stroke, mutilé par les chocs répétés. Quelque chose craqua en lui, et il capitula. Il était trop fatigué pour continuer une lutte qui le dépassait ; après tout il n’était qu’un gosse, et avant tout il avait besoin d’être protégé. Protégé, oui, mais est-ce que quelqu’un s’en souciait seulement ? Les autos tamponneuses le poussaient à petits coups, corrigeant sa trajectoire, frôlant sa roue, l’escortant comme un chien de berger escorte une brebis fugueuse. À cent mètres du hangar, il remarqua une loque rougeâtre au milieu d’un cratère labouré et il tourna vivement la tête. C’était oblong et mou, comme le cadavre d’un gros chien bousculé par les roues d’un camion. Mais ce n’était pas un gros chien…

« Ne regarde pas, lui souffla une voix intérieure, ça ne t’apportera rien de contempler ce bon vieux Jonas Stroke les tripes à l’air comme un vulgaire matou aplati sur une autoroute ! » Une sueur glacée dégoulina le long de son échine. Dieu ! Stroke, si grand, si « balaise », comment avait-il pu devenir aussi petit ? Les os, bien sûr ! Les os… Ah ! Ah ! Qu’est-ce qu’on peut perdre comme place avec les os !

« Mou, pensa-t-il tandis que son estomac se retournait, il est complètement mou… tassé comme un rosbif. »

Les films d’horreur qu’il regardait jadis en compagnie de M’man n’avaient jamais réussi à l’effrayer malgré leurs avalanches de tripailles et leurs geysers de sang, mais cela…, cette chose informe et grise qu’il n’avait fait qu’entrevoir, cela il ne pouvait le supporter. Il avait atteint l’entrée du hangar. Les véhicules s’arrêtèrent. Sous la boue qui les couvrait, on devinait à présent des éclairs bleutés. Ainsi Stroke les avait fabriqués à partir du minerai des étoiles, comme les couteaux, les haches, comme le reste… Il les avait ensuite barbouillés de peinture, avant d’oublier jusqu’à leur existence. Et maintenant voilà qu’ils avaient bu son énergie, qu’ils allaient changer de forme, devenir plus souples, plus malléables…

Les voitures trépignaient, avides. Leurs capots s’ouvraient, claquaient, soufflant une haleine de lion trop gavé, et qui digère mal. David s’obligea à franchir le seuil du hangar, les paupières à demi baissées pour se protéger de l’horreur qui n’allait pas manquer de l’assaillir. Il savait qu’il marchait vers une rencontre désagréable, une confrontation insupportable. Les autos tamponneuses l’avaient rabattu jusqu’ici dans ce seul but.

— Salut, David, dit enfin une voix métallique, une voix familière, mais qui semblait provenir du fond d’un tonneau de fer.

David s’arrêta, les mains crispées sur le guidon du vélo.

Deux silhouettes se tenaient côte à côte dans la pénombre du hangar. Deux ombres de tailles inégales, celle d’un adulte et celle d’un enfant. David décida d’ouvrir les yeux.

— Salut, répéta la voix creuse.

La lumière du soleil s’infiltrant dans les interstices des plaques de tôle éclaira le visage livide de Moochie Flanagan. Derrière lui se dressait Barney Coom. Ils étaient nus, tous les deux, et sur leur ventre s’étirait la suture grossière de l’autopsie.

— Mais tu es mort, murmura David, et Barney aussi !

Les événements des derniers jours avaient à ce point anesthésié sa sensibilité qu’il n’éprouvait à vrai dire aucune frayeur devant ce phénomène surnaturel, tout au plus une vague stupeur accablée.

— Tu as sans doute raison, ânonna Moochie sans ouvrir les yeux, il me semble que j’étais à la morgue avec Barney quand on nous a ranimés.

— On vous a ranimés ?

— Oui… Le métal s’est glissé en nous. Il vole l’énergie vivante, mais il est tout aussi capable de la restituer quand le besoin s’en fait sentir. Il a suffi de quelques gouttes de mercure dans nos veines pour insuffler une vie momentanée à nos carcasses. Nos cerveaux se sont réveillés… et nous voilà.

— Mais pourquoi ? Pourquoi vous ?

Moochie ébaucha un geste mou, et sa main retomba aussitôt. Son gros ventre tressaillit sous l’effort, et David crut voir les sutures se dilater sur le trajet de la cicatrice.

« Pourvu qu’elle ne craque pas !» se surprit-il à prier. Il savait qu’une fois l’autopsie terminée, les médecins avaient l’habitude d’entasser pêle-mêle dans la cavité abdominale des « patients » tous les organes soumis à l’examen : cœur, poumons… et il ne tenait pas à voir jaillir sur le sol ces morceaux de viande lacérés par les bistouris des enquêteurs médicaux.

— On nous a choisis parce que nous étions tes amis, énonça lentement le cadavre de Moochie. Les créatures ont pensé que tu te sentirais en confiance avec nous… En fait, elles ne voulaient surtout pas t’effrayer.

— Mais comment peux-tu parler ? Bouger ?

— Je te l’ai dit : le métal a rendu une partie de son énergie vitale. Mes cellules ont été réactivées. C’est un phénomène momentané qui n’excédera pas quelques heures. Les créatures puisent dans mon cerveau les informations dont elles ont besoin… du moins celles que la mort n’a pas totalement effacées. Il y a des mots qui m’échappent… des concepts que je ne maîtrise plus. Je ne suis qu’un messager, David, rien de plus.

— Et Barney ?

— Barney ne peut plus parler. Son cerveau était privé de vie depuis trop longtemps quand on l’a ranimé. Ses neurones étaient blancs… comme une bande magnétique effacée.

— Moochie ! C’est dingue ! Tu te rends compte que tu es mort ?

— Je ne sais pas. Je suis mal en ce moment. Ce n’est pas agréable d’avoir été réveillé… Je voudrais retourner à la morgue et recommencer à dormir. Je n’ai jamais aussi bien dormi de ma vie, tu sais ? C’est la première fois depuis ma naissance que ma respiration ne me pose plus de problèmes.

— Mais tu… ne respires plus !

— Justement. Quel soulagement ! Je crois que si j’avais su que c’était aussi agréable je serais mort plus tôt. Il n’y a qu’une chose qui me manque : mes maquettes. En ce moment j’y pense et ça me rend triste.

Le gros garçon livide parlait toujours, les yeux clos, sans presque bouger les lèvres. Derrière lui Barney restait figé, une blessure béante à la gorge. Des larmes de mercure coulaient sur ses joues. L’incision de son ventre zigzaguait en un bourrelet qui noircissait déjà.

Les corps, brutalement expulsés des tiroirs réfrigérés de la morgue, supportaient mal la différence de température. Le processus de putréfaction, un moment suspendu, reprenait ses droits.

— David, reprit Moochie, je dois te dire ce qu’ILS veulent que je te dise… Et ce n’est pas drôle parce que ma langue a un goût de pourri dans ma bouche. Il… Il y a un problème avec ta mère…

David se raidit instantanément.

— Je ne veux pas qu’ILS lui fassent du mal ! cria-t-il.

— Non… Tu ne comprends pas, ronronna Moochie. Ils ne peuvent rien lui faire, justement. Elle émet des ondes nocives pour le métal. Des ondes qui sortent de son cerveau et qui désorganisent les créatures. Il y a un autre homme dans le même cas, Maxwell Portridge, celui qui recoud les animaux. Ta mère et Maxwell… Leur maladie a transformé leur champ d’émission mental, ils représentent un danger pour nos amis.

— Nos amis ?

— Les créatures, comme tu les surnommes. Les ondes émises par ta mère leur causent de graves préjudices. Elles ralentissent leur prolifération, paralysent le ballet des particules et finissent par engendrer un durcissement et une paralysie mortelle.

— Je ne veux pas qu’ils s’approchent d’elle ! s’entêta David.

Moochie mima un soupir flasque.

— Mais puisque je te dis qu’ils ne peuvent pas s’approcher d’elle ! Cela les tuerait. C’est pour ça que je suis là, pour te proposer un marché.

— Lequel ?

— Il faut que tu supprimes Maxwell Portridge et ta mère. Tu es le seul à pouvoir le faire. Tu n’es pas encore infiltré par le métal. Tu es un peu fou et cela t’a protégé jusqu’à maintenant, mais cela ne durera pas éternellement. Tue ta mère, et aussi Maxwell, et tu auras la vie sauve. On te laissera quitter la contrée sans chercher à t’intercepter.

David avait bondi en arrière.

— Tu es fou ! hurla-t-il, tu n’as pas conscience de ce que tu dis !

— Je parle pour le métal, ânonna Moochie, je ne suis qu’une enveloppe, qu’un messager. Fais-le, sinon ils te coloniseront comme les autres.

— S’ils me colonisent, je ne pourrai plus approcher M’man, et ils en seront pour leurs frais !

— Tu ergotes. Vous leur faites perdre du temps mais vous n’êtes pas un obstacle insurmontable. Ils peuvent aussi vous affamer, investir toute la nourriture et vous faire crever de faim. Lorsque vous serez morts, ils auront le champ libre. Tu vois, si tu refuses de coopérer, tu mourras avec ta mère. De toute façon, vous serez vaincus. Dans quelque temps vous n’aurez plus rien à vous mettre sous la dent, le mercure sera partout et on ne trouvera plus un seul aliment sain. Si tu supprimes Maxwell et ta mère, ils te laisseront de quoi survivre.

— Tais-toi ! vociféra David, tais-toi ! Tu n’es… Tu n’es qu’un cadavre ! Un cadavre qui se balade avec une césarienne sur le ventre.

— Dis-leur oui ! gémit Moochie de sa voix métallique. Je me sens mal, je voudrais aller me recoucher. Ma salive a un goût de sang et mes dents bougent dans mes gencives. J’ai l’impression de me défaire comme une maquette assemblée avec une colle de mauvaise qualité. C’est vraiment si dur que ça de tuer sa mère ? Je n’arrive plus à me rappeler ce que ça représente. Peut-être que je suis en train de te dire des horreurs, je n’en sais rien… Ils me font parler en agissant sur mes aires cérébrales. Mais mon corps je ne le sens plus, c’est comme une sorte de gros légume mort. Il n’y a que ma tête qui fonctionne à peu près. Tue-la, David. Ensuite, tu prendras un bateau et tu fileras vers le large. Si tu t’entêtes, ils te coloniseront. Tu es bien moins fou qu’à ton arrivée au collège, tu sais ? Et au fur et à mesure que tu gagnes en maîtrise, tu deviens plus vulnérable. Cinglé, tu étais intouchable ; normal, tu es une cible sans défense. Il aurait mieux valu que tu perdes la tête, mon vieux. Les êtres de métal t’auraient fui. Mais là… à présent, avec ta sale petite caboche bien récurée de l’intérieur, tu files un mauvais coton.

Des gouttes de chrome apparurent entre les sutures sur le ventre de Moochie, de minuscules perles brillantes, semblables à des têtes d’épingles et qui s’accrochaient aux lèvres de la longue plaie, tels des diamants. Elles forçaient les chairs mortes, suintaient par les ouvertures naturelles en minces filets de mercure. Moochie laissa échapper une plainte inarticulée.

— Oooh ! ça bouillonne en moi… Tu les as contrariés, ils s’agitent… Ils s’agitent.

La bouche du gros garçon était tachée d’argent et ses lèvres semblaient deux limaces enveloppées dans du papier d’aluminium.

— Tue-la, bégaya-t-il.

Et les mots sonnèrent, amplifiés par sa poitrine comme s’il venait de les crier dans une lessiveuse vide.

— Tue-la, elle ne se méfiera pas de toi, c’est un bon plan, le meilleur… Elle ne cherchera pas à s’échapper si c’est toi qui fais le travail. Tu l’auras par surprise… Oui, par surprise…

David se jeta sur le vélo, l’enjambant d’une façon si maladroite qu’il se meurtrit cruellement les testicules. Les pédales se dérobèrent sous ses semelles, lui entaillant les chevilles, et un peu de sang perla sur ses chaussettes blanches, mais il n’en avait cure. Il ne pensait plus qu’à fuir, et surtout, il ne voulait plus entendre crépiter à ses oreilles cette voix de tuyau d’orgues, creuse, haletante, inhumaine.

Il jaillit du hangar courbé sur le guidon, dans une posture défiant l’équilibre et zigzagua entre les autos tamponneuses. Personne ne tenta de l’arrêter. Ni les voitures ni les cadavres emplis de fer liquide. Il pédala comme un forcené jusqu’à ce que les muscles de ses cuisses deviennent durs comme du bois.

Alors seulement, il s’aperçut qu’il avait traversé la lande à une vitesse effrayante, et que sa roue avant cahotait sur les pavés de Triviana.

 

La ville était étrangement silencieuse. Sage, trop sage pour un jour de marché, et les gens qui arpentaient les trottoirs avaient tous l’air d’éprouver le plus grand mal à sortir du sommeil. David ne put toutefois déterminer si la cité avait subi en son absence une transformation réelle, ou si  – impressionné par la macabre rencontre de tout à l’heure  – il avait tendance à déformer les choses dans le mauvais sens.

Il nota pourtant que les ménagères faisant la queue devant les diverses boutiques jalonnant la rue, ne bavardaient pas comme à l’accoutumée, et que les commerçants  – taciturnes et somnambuliques  – avaient perdu toute faconde.

Il descendit prudemment du vélo et avança sans se presser, la machine à la main. Ce n’est qu’en arrivant sur la place de la mairie qu’il entendit les truites, jetées par le poissonnier sur le plateau de la grosse balance, frapper l’acier avec un bruit d’enclume. Un peu plus loin, il vit qu’une crème anormalement luisante suintait des gâteaux exposés dans la vitrine de la boulangerie. Il s’arrêta.

Les choux à la crème bavaient du mercure. Les flans ressemblaient tous à ces curieux gâteaux indiens qu’on sert nappés d’une mince pellicule d’argent ! Toutes ces friandises brillaient dans le soleil avec des éclats de lames dénudées, de sabres brusquement tirés de leur fourreau.

« … L’éclair d’une hache qui se lève, rêva l’adolescent, une étincelle de lumière qui vous percute douloureusement la rétine. L’instant ultime avant que le tranchant ne s’abatte et… »

Il se secoua. Voilà qu’il rêvait de coutelas en regardant des gâteaux ! Et pourtant c’est vrai que toutes ces friandises avaient quelque chose de morbide, de… dangereux.

« Des gâteaux de condamnés à mort », pensa-t-il en s’éloignant.

Il traversa la ville en rasant les murs, évitant le contact des badauds tel un navire qui louvoie pour s’écarter d’un chapelet de mines flottantes.

En longeant l’étal du boucher, il détourna la tête mais, encore une fois, il n’avait pu s’empêcher d’examiner furtivement les carcasses pendues aux crochets, au-dessus des billots rougis, ou rangées côte à côte, sur l’étal réfrigéré. Il était évident que certains poulets  – au demeurant plumés et troussés  – arboraient un bec de fer plutôt insolite qui pointait hors de leur petite tête à la manière d’une inexplicable prothèse. Cela formait un rostre métallique bifide à l’allure martiale inquiétante.

« Des poulets combattants ! » ricana sottement David en prenant la fuite.

Sans plus s’attarder il gagna le bungalow perdu au milieu des dunes. Alors qu’il en poussait la barrière, il éprouva une subite angoisse. Et si M’man avait pris trop de pilules ? Si elle s’était… suicidée ? Il avait trop tardé à venir. Si M’man n’avait rien à craindre des créatures, elle n’en demeurait pas moins une ennemie redoutable pour elle-même. Car elle était folle, n’est-ce pas… Et que peut-on savoir des germinations vénéneuses qui fermentent dans le crâne des déments ?

Il ouvrit la porte. Une odeur de renfermé et de crasse lui sauta à la gorge. L’intérieur de la baraque était d’une saleté repoussante et la table encombrée de boîtes de conserve éventrées, dont plusieurs avaient déjà commencé à rouiller.

Lucie se balançait sur une chaise, nue, une main perdue dans les poils de son sexe dont elle avait soudé les lèvres au moyen de trois vieilles pinces à linge découvertes dans l’un des tiroirs du bahut. Malgré la douleur que lui infligeait ce supplice, son visage était calme.

— Ils ont peur de moi, dit-elle sans cesser de se balancer d’avant en arrière, leurs messages sont pleins de hargne. Ils prétendent que mes ondes mentales perturbent leur structure moléculaire.

— Je sais, fit David. Habille-toi, il faut partir. Il y a beaucoup de gens bizarres en ville.

Lucie émit un rire caquetant. David frissonna. Avec ses longs cheveux crasseux, sa mère avait plus que jamais l’allure d’une folle telle qu’on avait l’habitude de les représenter sur les gravures du XIXe siècle.

— Des gens ! ricana-t-elle, il n’y en a plus beaucoup de « gens » ! Des sacs de peau, oui. Des outres montées sur pattes et remplies de mercure. Je les observe par les fentes des volets. Des fois, lorsqu’ils se croient seuls, ils se soulagent, et alors le chrome leur coule par les narines, les oreilles… C’est comme la soupape d’une chaudière qui cracherait un trop-plein de vapeur.

— Mais que veulent-ils enfin ? s’emporta David qui cherchait fébrilement à rassembler les vêtements de sa mère. Pourquoi reviennent-ils ici au lieu de partir à la conquête de la Terre ? Je croyais qu’ils allaient se multiplier, coloniser les corps à l’infini, s’infiltrer dans le gouvernement, la police, prendre possession du pays, du monde, comme dans ces vieux feuilletons, à la télévision !

Lucie haussa les épaules.

— Mon pauvre petit, souffla-t-elle, ils s’en moquent bien de la Terre. Elle ne leur convient pas. Ce qu’ils veulent c’est rassembler assez d’énergie pour reformer le Grand Tout. Pour reconstituer l’unité qui était la leur lors de la catastrophe.

— Tu veux dire qu’ils désirent reconstruire le… « vaisseau » grâce auquel ils sont arrivés jusqu’ici ?

— Mais oui ! La Terre n’est pas un objet de convoitise pour eux, c’est au contraire une prison qu’ils souhaitent fuir au plus vite. Depuis toutes ces années, ils ont essaimé à travers le continent pour collecter de l’énergie. Comme ces quêteurs qui vont de ville en ville pour solliciter des aumônes ! Ce sont des mendiants du cosmos, David. Ils font la manche depuis quarante ans pour se payer un billet de retour !

— Drôle de façon de faire la manche, s’offusqua le garçon, ils volent des vies, oui ! Ils ont tué des milliers de gens pour se revivifier, pour engranger leur putain d’énergie ! Ils ont d’abord mis sur pied une saloperie de plan qui consistait à éveiller les pulsions meurtrières des individus, puis, au fur et à mesure qu’ils gagnaient en souplesse, en vitalité, ils ont affiné leur technique et…

— Je sais tout ça, s’impatienta M’man, il est inutile de me le crier aux oreilles. Et puis cesse d’utiliser ces termes grossiers ! Je croyais qu’on t’avait mis dans une bonne école ! Tes petits camarades ont l’air d’employer un sacré langage, tu me déçois beaucoup ! Beaucoup ! D’ailleurs cela fait une éternité que tu ne m’as pas présenté ton carnet scolaire à signer, il ne doit pas être bien joli !

David se tut, désarçonné. M’man se tenait raide devant lui, le sourcil froncé, les poings sur les hanches, offrant la parfaite image d’une mère de famille courroucée… et oubliant qu’elle était entièrement nue, le sexe hérissé de pinces à linge.

— Viens, soupira-t-il, foutons le camp. Les créatures veulent ta mort, elles me l’ont dit. Elles vont essayer de recruter quelqu’un pour exécuter la besogne. Un type sous hypnose, un gosse, une femme, n’importe qui, c’est inévitable, tu les gênes trop. Il faut que nous restions ensemble maintenant, je vais te cacher au collège, dans l’un des sous-sols, c’est gigantesque, on trouvera bien un réduit à bouquins, une remise, un cagibi, je ne sais pas. Tu t’y dissimuleras jusqu’à ce que je puisse dénicher une barque et des vivres non contaminés. C’est l’affaire de quelques jours tout au plus.

Lucie s’habillait avec des gestes somnambuliques.

— Mais si l’on me découvre ! interrogea-t-elle.

— L’école est pleine de zombis, souffla David, comme Triviana. En fait, il ne doit plus y rester beaucoup de gens normaux, c’est pour ça qu’il faut filer, avant que j’y passe, moi aussi !